Les derniers jours d’un condamné: le glacier du Rhône

Alors, le lendemain, je repars pour le col de la Furka et j’enfourche mon vélo. Je n’ai pas la moindre once d’énergie, et je pédale faiblement comme une âme en peine. Je profite de ma présence sur le col pour visiter le glacier du Rhône. Ce glacier est déjà condamné et rétrécit d’année en année. Sa disparition entraîne une perte substantielle de débit au fleuve, mais aussi un déséquilibre important à tout l’éco-système: grâce aux glaciers, les crues sont moins violentes en hiver, puisque les précipitations sont stockées par le glacier sous forme de neige et de glace. Et grâce à lui, en été, l’eau de fonte alimente le fleuve même en période de sécheresse !

Sans ce glacier et tout les autres, les sécheresses seront bien plus rudes, et les hivers plus difficiles. La vision pathétique de bâches blanches, disposées ça et là sur le glacier pour ralentir sa fonte en le protégeant des rayons du soleil, me retournent l’estomac déjà bien mal en point. Et ce bruit continu de gouttes achève de donner à cette visite une résonance lugubre. Comment a t-on pu en arriver là…

Je quitte cette scène désolante sans pouvoir m’empêcher de trouver le glacier beau malgré tout. Un coup d’œil à ses crevasses me rappelle ce qui m’attends au Groenland où, pour survivre, je risque d’affronter des moments bien plus difficiles que celui-là. Il est temps de suivre le flot tumultueux du Rhône naissant, que je ne dois plus quitter jusque la Mer ! Je trouve l’idée exaltante, mais exténué, je tiens pourtant difficilement sur mes jambes et éprouve des difficultés à simplement monter des escaliers. Je redescends alors le col et poursuis ma route comme je peux.

Je repère une ferme du côté de Brig, qui me donne envie d’y passer la nuit. Le Rhône, fleuve aux eaux bleues et aux nombreux rapides, s’élargit à vue d’œil au fil des kilomètres, à mesure que ses affluents viennent l’alimenter. Intérieurement, je me fais la promesse que mes forces suivront le même schéma. J’achève ma journée sous la pluie porté par l’optimisme: je suis sûr que je peux récupérer et continuer ! Je ne ferai que 60km ce jour, mais c’est comme si j’en avais fait 150. Pour rejoindre la ferme, il faut gravir un véritable mur, encore un. Et j’ai toutes les peines du monde à trouver mon chemin dans le noir et la gadoue.

Une ferme, une amitié, un Grand Lac

Le lendemain matin, je petit-déjeune comme un roi, en dégustant les produits de la ferme. Je propose mes services gratuitement pour la journée, mais j’apprends qu’il n’y a pas grand chose à faire, les vaches ne revenant de l’Alpage que dans quelques jours. Alors, je décide de repartir. Je me sens mieux que la veille, mais toujours pas en grande forme. A mesure que j’avance, je me prends à admirer le Rhône qui grandit encore et encore. Lorsque je passe par Sion, viennent les premières industries douteuses, qui me dissuadent de boire l’eau du fleuve à son aval… Peu importe, les affluents sont généralement propres: je filtre l’eau à la source et boit directement l’eau des rivières !

Plus les kilomètres défilent, mieux je me sens. Et je suis bien plus frais le soir que le matin. C’est au bout d’une centaine de kilomètres, dans les environs de Martigny que je m’arrête, d’où je peux observer des montagnes, les dents de Morcles, que je connais déjà ! Elles me séparent de Montreux, située au bord du lac Léman, où j’ai séjourné chez mon ami Suisse Sébastien en Janvier, lors d’un stage de préparation à une expédition polaire.

Sébastien, je l’ai rencontré sur internet: il m’a écrit via mon site pour me demander conseil alors qu’il souhaitait traverser l’Islande. Nous avons rapidement sympathisé, avant de nous rencontrer lors de ce stage en Janvier. Un chic type. Je l’appelle donc et lui propose de faire quelques kilomètres avec moi le lendemain. Vendu ! Je passe donc une nouvelle nuit dans un pré, dans mon bivy. Et le lendemain, je fais 20km pour rallier Saint-Maurice, tandis qu’il prends le train avec son VTT pour m’y rejoindre, avant de faire avec moi la vingtaine de kilomètres nous séparant de Montreux, où il habite. Nous faisons quelques images, refaisons le monde au bord du Rhône, empruntant quelques passages interdits parfois.

A Montreux, nous nous quittons et je fais encore quelques 80km au bord du lac Léman, tout en prenant soin de ralentir à mi-chemin pour admirer la belle ville de Lausanne, d’où j’aurais aimé entendre le célèbre guet annoncer l’heure. Le parcours n’est pas tout à fait plat, et me conduit parfois sur des hauteurs, d’où je profite de certaines vues imprenables sur le lac. J’achève ma course dans les environs de Nyon, où je m’arrête pour bivouaquer. 120km cette fois. Encore du mieux.

Rencontre Savoyarde et lien Rhodanien

Après une bonne nuit de sommeil, je repars avec en tête l’idée de rejoindre la France ! Rapidement, je finis de longer le lac Léman et retrouve Genève. Puis le Rhône et moi reprenons notre course de l’autre côté du lac, et c’est sous le cagnard que je quitte la Suisse. Les Alpes, c’est derrière moi ! Je débarque alors en Haute-Savoie et éprouve toutes les peines du monde à trouver de quoi me restaurer. Le soir, du côté de Belley, je tombe sur des cyclistes et leur demande s’ils connaissent un endroit ouvert où je pourrais acheter quelque chose à manger. Rien du tout ! En revanche, on m’invite à dîner alors que je suis un parfait inconnu. Hospitalité Savoyarde oblige. J’accepte avec joie, et c’est chez un charmant couple que je dîne, tout en faisant la connaissance de leurs deux huskys. Anne-Sophie et Lucas, ce sont leurs prénoms, sont des sportifs de haut niveau: Lucas, dont c’est le métier, deviendra par la suite mon préparateur physique. Ils me proposent même de rester dormir, mais je dois décliner leur invitation pour gagner du temps: je repars à 23h et pédale 50km supplémentaires avant de m’arrêter pour bivouaquer. 150 kilomètres cette fois: je me sens comme neuf !

Une nouvelle nuit passée, je rallie Lyon en vitesse et en profite pour saluer mon meilleur ami. C’est la ville où nous sommes nés et où nous avons grandi ! C’est donc chez sa femme et lui que je passe la nuit cette fois, fatigué mais bavard. J’en profite au passage pour faire une pause technique et acheter un nouveau cuissard, une crème… Les frottements ont usé ma peau jusqu’au sang !

Le lendemain, je m’éclipse et décide de me prouver que mon infection est déjà loin derrière moi. Parti de Lyon, j’arrive donc à rejoindre… Montélimar, en parcourant la bagatelle de 200 kilomètres ! En route, je traverse des paysages pittoresques, tout en fuyant les orages: le Sud de la France que je rejoins si vite est en pleine alerte inondations, et de nombreuses routes sont fermées. Parfois, le ciel s’assombrit et je tente de gagner du temps en fuyant les cumulo-nimbus gigantesques, à défaut de pouvoir vraiment leur échapper. J’arrive au bout de la nuit, fier d’avoir gagné mon pari et d’avoir fait le bon choix en refusant d’abandonner l’expédition !

Avec le Rhône sous le soleil de Camargue, jusque la Méditerranée

L’avant-dernière étape a un goût de Sud de la France: de Montélimar, je rejoins tranquillement Avignon, sous la pluie et en cherchant toujours à éviter les routes barrées pour cause d’inondations. J’ai du mal à réaliser que j’approche du bout de l’aventure, et décide de prendre mon temps pour profiter des paysages. Je ne ferais donc qu’un peu plus de 100km.

Le dernier jour de mon aventure, je quitte Avignon et rallie Arles. J’y déjeune et en profite pour faire le tour de la ville, où j’ai habité pendant deux ans alors que j’étais étudiant. De là, s’étend la Camargue. Belle région où j’aperçois des chevaux sauvages et bien des espèces d’oiseaux ! Les marais se font nombreux, et je m’impatiente de voir la mer, alors que les étendues d’eau se multiplient autour de moi. Après Port-Saint-Louis du Rhône, je franchis un pont mobile, parcours quelques kilomètres, puis enfin je l’aperçois, alors que le soleil se couche. La Méditerranée !! Le fleuve et moi arrivons au bout de ce morceau d’Europe, après quelques 1500 kilomètres. Je pédale alors sur le sable et hurle ma joie extatique.

Après tant d’émotions et de rencontres, sous un magnifique coucher de soleil, j’ai finalement atteint mon but. Swiss2Sea2See est terminée. Un sentiment de profonde gratitude m’envahit. Envers les personnes que j’ai rencontrées: Micky, Anne-Sophie et Lucas, Sébastien, le personnel hospitalier Suisse, et tant d’autres avec qui j’ai échangé. Envers la nature qui m’a offert un spectacle inoubliable. Le lac de Constance, les cartes postales Suisses, les Hautes-Alpes grandioses, les lacs innombrables. La voie lactée, la pluie, le cagnard, la fraicheur Alpine, les vastes étendues de Camargue.

Les cloches des vaches Suisses résonnent encore dans mon esprit comme chaque jour où elles m’ont réveillé dans mon bivy, au petit matin. Un seul mot pour cette aventure: MERCI.

PS: Après cette scène de liesse, j’ai du fuir, dévoré par les moustiques de Camargue. Ces prédateurs voraces, dont le nombre a été décuplé par les fortes précipitations des jours précédents, m’ont poursuivi sur des dizaines de kilomètres jusque Fos-sur-Mer, me piquant même à travers mes vêtements et rebondissant sur mes lunettes de cyclisme comme sur les vitres d’une voiture. Voici l’envers d’un décor magnifique !