La purge
Au matin, je me réveille en forme. Bien qu’il fasse -25°C, j’ai passé une bonne nuit: ma tente a tenu, neige inconsistante ou pas. Heureusement pour moi, en expédition je n’ai pas besoin de grand chose pour me sentir à mon aise. Merci au vent de ne pas s’être manifesté ! En sous-vêtements dans mon sac de couchage, j’enfile rapidement ma doudoune. Elle est évidemment gelée, mais mon corps ne tarde pas à la réchauffer. Je me dépêche alors d’accomplir les tâches indispensables: débarrasser ma tente de toute la pellicule de glace formée par la condensation, avaler un copieux petit déjeuner, ranger mon énorme sac de couchage, mon matelas… Entre autres. Puis bien sûr, ranger tout mon matériel dans la pulka.
Enfin, je démonte ma tente sans en retirer les arceaux: la taille de ma pulka me permet de la ranger ainsi en longueur, ce qui me fera gagner du temps chaque fois que j’aurais à la monter. Une longue journée m’attends: je dois en priorité retourner à Saltoluokta pour y acheter de l’essence propre et réparer mon réchaud. Sans quoi, je ne ferai pas long feu en Arctique. Je rebrousserai ensuite chemin pour entamer l’ascension vers le plateau du Sarek, qui s’annonce compliquée. Un coup d’œil à mon baromètre m’indique que la pression descend assez franchement, de manière continue: le temps devrait se gâter dans environ 6 heures, je n’ai plus de temps à perdre.
Le camp levé, je rejoins Saltoluokta sans trop de difficultés: le trajet dans la taïga est moins difficile dans ce sens. A ma grande surprise, je reconnais un visage familier: un homme que j’ai croisé la veille avant de traverser le fleuve ! Ce dernier s’inquiétait de ce que j’entreprenais et m’avait demandé si quiconque était au courant de ce que je faisais. Je lui avais alors montré mon téléphone satellite, tandis que lui me montrait le sien avec enthousiasme: il avait ceci de particulier qu’il lui permettait de savoir où se situaient chacun de ses chiens de traîneau, localisés par un collier GPS. Le plus proche étant indiqué à… 3 mètres. Son chien, l’œil bleu, le regard vif, la poitrine musclée, jappe et bondit autour de moi. L’homme m’indique alors à qui acheter du carburant, avant de m’ouvrir la porte d’une grande cuisine dans laquelle je pourrais réparer mon réchaud.
Par chance, le carburant vendu est d’excellente qualité. J’y ajoute une nouvelle paire de gants de chirurgiens, alors que je trouve les miens trop serrés: indispensables, leur rôle est d’empêcher la sueur de mes mains de pénétrer mes gants et de geler. Je les porte entre la première et deuxième paire de gants. Mais s’ils sont trop serrés, ils entravent pourtant légèrement la circulation sanguine et mènent tout droit aux gelures, alors que je compte me servir de mes doigts encore quelques années.
Dans la cuisine, je mets en application une partie de ce que j’ai appris. Je sors une petite boîte rouge de mon sac bleu dédié aux réparations diverses. On peut y trouver du duct-tape, du fil de fer, deux multi-outils, de la corde, de quoi coudre, une pompe de rechange, un couteau scandinave, des mousquetons… Le réchaud est si encrassé que je mets un peu de temps à le remettre en forme. Une fois qu’il me semble propre, je file dehors pour le tester. Flammes bleues. Victoire ! Surexcité, je tape du pied en serrant le poing. C’est bon, je peux repartir à l’assaut du Sarek !
Ni une ni deux, je quitte Saltoluokta et fonce de nouveau à travers la taïga. Et cette fois, j’ai bien le temps d’en venir à bout: les arbres se font de plus en plus rares à mesure que je progresse, la pente de plus en plus raide. Au bout d’un moment, il n’y a plus d’arbres du tout.
Ascension
Les choses sérieuses commencent. Devant moi, la pente contre laquelle on m’a mis en garde se raidit. Le poids de ma pulka est décuplé par le dénivelé, mais je ne compte pas m’arrêter. Plus l’effort se poursuit, plus mes muscles se contractent et ont du mal à se détendre. Alors, comme lorsque je tirais des pneus, je fais attention à détendre les muscles d’une jambe pendant que l’autre pousse.
Soudain, je n’avance plus. Mes skis patinent sur la neige compacte. Bien qu’ils soient équipés de longues peaux de phoque, je finis par trop leur en demander: l’accroche n’est plus suffisante pour me permettre de tracter un fardeau pareil. Voilà pourquoi ils ne sont pas adaptés à ce relief, beaucoup trop fins. Que faire alors ? Des zigzags pour adoucir la pente, pas le choix. Tailler ma route tout droit peu importe la difficulté a toujours eu ma préférence, mais dans ce cas-ci, je ne réussirai qu’à faire du sur-place.
Un zig de 50m vers le Sud-Est, pour un zag laborieux équivalent vers le Sud-Ouest. Ainsi, j’ai avancé seulement d’une vingtaine de mètres vers le Sud. Ce manège recommence des dizaines, des centaines de fois. J’ai voulu m’éprouver physiquement, je suis servi. Mais comme souvent, la clé du succès n’est pas une question de rapidité. C’est une simple épreuve d’endurance, où l’on ne peut réussir que si l’on est prêt à souffrir longtemps sans broncher. Je sais que j’y suis prêt, alors je suis confiant. Surtout, intérieurement, je n’oublie pas de fêter chaque mètre comme une victoire.
Le vent se lève: je ne vois désormais pas à plus d’une vingtaine de mètres de moi. Du blanc, rien que du blanc. Pour admirer le paysage sublime, c’est raté. Ma peau est glacée par les rafales qui tentent de soulever ma capuche, comme si le vent, se riant de moi, voulait détruire cette coquille dérisoire. Au Svalbard, j’ai fait l’expérience des gelures. Au visage, et surtout aux doigts. C’était là-bas le jour le plus froid de l’hiver le plus froid des 10 dernières années. Après une journée à -40°C, mes doigts ont mis 3 semaines à récupérer, non sans m’avoir causé quelques souffrances au passage. Cette expérience m’oblige à penser à protéger mon visage, mais je ne le ferai que le lendemain: je ne tarderai pas à m’arrêter pour bivouaquer, vu la lumière déclinante.
A mesure que j’avance, le vent gagne en force et se mue en tempête. Les rafales se font violentes. Il est temps pour moi de m’arrêter: vu les conditions, les choses pourraient mal tourner. Si je continue, il y a plus de chances encore que ce soit le cas.
Avec un vent pareil, je n’ai pas d’autre choix que d’ériger un mur de neige pour contenir un peu l’assaut des rafales sur ma tente. A moins que… Enfoui sous une couche de neige, je repère un rocher, qui fera un parfait substitut à mon mur ! En principe, je devrai trouver un endroit aussi plat que possible, et faire les choses correctement. Mais rien n’est plat ici, à flanc de montagne. Et le vent fouette si fort que le temps presse. Ce rocher va m’en faire gagner un peu.
Tempête dans la nuit
L’adrénaline se met à couler dans mes veines alors que je dois faire face à la tempête pour monter ma tente. J’enlève mes skis, puis la sors de la pulka. Alors que je cherche à accrocher l’un des haubans de la tente à mon harnais, une rafale puissante la soulève comme une feuille et s’en saisit. Sans réfléchir, je bondis et rattrape son extrémité de justesse, puis tombe dessus à plat ventre. Joli placage ! Cela aurait pu me coûter cher. Quel sentiment exaltant. En très peu de temps, je parviens à ancrer la tente par ses quatre principales extrémités, en utilisant mes skis et mes bâtons. Mais ce ne sera pas suffisant. La tempête continue à gagner en puissance, et je peine à garder les yeux ouverts lorsque j’ose regarder le vent en face.
Bientôt, si je ne fais rien, mon abri sera broyé, ratatiné par les éléments. Comme ma tente est d’excellente facture, je sais qu’elle tiendra bon si j’optimise la tension au maximum, et que je lui ajoute au moins 8 points d’ancrage. Je plante solidement ma pelle et sors mes ancres à neige de leur sac. Malheur ! Les cordelettes reliant ces ancres à des mousquetons que j’ai moi-même ajoutés se sont complètement emmêlées. Suite à mon entraînement dans les Alpes, j’ai décidé de changer chacun de ces mousquetons à l’origine en plastique renforcé: trop fragiles par de telles températures: j’en avais même cassé un. Les gros mousquetons que j’ai là sont solides, mais leur poids a du contribuer à emmêler les cordelettes.
Avec mes moufles, je suis bien incapable de les démêler ! Je les retire et tente d’en venir à bout avec mes sous-gants. Impossible. L’enchevêtrement est étonnamment bien trop complexe. Au bout d’à peine 1 minute, mes doigts gèlent. Avec cette température et dans la tempête, la température ressentie doit se situer entre -35°C et -40°C. Pas la peine d’insister, il faut très vite réfléchir à une solution.
Je décide de démêler ces ancres à neige à l’intérieur de mon abri, à la lampe frontale et dans mon sac de couchage, après avoir dégelé mes doigts. A toute vitesse, je saisis chacun des sacs de l’intérieur de ma pulka et les jette à l’intérieur de ma tente. A haute voix, je m’adresse à eux autant que me le permettent mes lèvres gelées. “Come on bad boy ! Go in, go in… Allez mon gars !”. Je saisis ensuite ma pelle et recouvre les extrémités de ma tente de neige afin d’empêcher autant que possible le vent de passer en dessous et de la soulever.
La suite est une course: je gonfle mon matelas (à la main, ce qui m’évite de souffler dedans et de voir l’humidité de l’air que j’exhale geler dans le matelas…), m’enfouis dans mon sac de couchage avec ma lampe frontale et mes ancres à neige, et entreprends de tout démêler. Au bout d’une vingtaine de minutes au cours desquelles je sens plusieurs fois mon abri sur le point de s’envoler, je termine le jeu: elles sont de nouveau prêtes à être utilisées ! En sortant de ma tente, j’ouvre légèrement la “fenêtre” de ma tente pour aérer, et ainsi éviter la condensation de se former.
Après avoir joué de la pelle en pleine tempête, ma tente est enfin solide ! Victoire, je peux retourner dans ma tente et savourer le fait d’être en vie, avant de me reposer. Mais j’ai crié victoire trop vite… En l’espace de trois minutes, la tempête a soufflé si fort qu’elle a envoyé une énorme quantité de neige dans l’abside de ma tente ! J’ai peine à y rentrer tant il y en a, au moins 80 centimètres… Mais ce n’est pas le plus grave: je n’ai pas complètement fermé la chambre intérieure, et un petit interstice suffi pour qu’une grosse quantité de neige s’engouffre dedans et recouvre mon sac de couchage ainsi que mes vêtements !
Catastrophe. Si je me glisse dans mon sac ou dans ces vêtements, mon corps fera fondre la neige. L’eau obtenue drainera le peu qu’il me reste de chaleur corporelle, avant de geler, annihilant toute capacité du duvet de mon sac et de mes vêtements à m’isoler de l’air extérieur. La mort assurée. Il ne faut surtout pas les réchauffer. Je sors donc une de mes deux brosses, et débarrasse frénétiquement toutes mes affaires de cette neige. J’en fais des petits tas que je compacte dans les coins de ma tente, avant de les jeter dans l’abside. Au bout de quasiment 45 minutes, mon abri est enfin habitable. Plus question d’ouvrir en pleine tempête et tant pis pour la condensation, je passerai plus de temps à brosser. Même en pleine nuit si nécessaire.
Je devrais manger et me reposer, mais je suis vidé. Mon corps a beaucoup donné pour arriver jusqu’ici, et maintenir sa chaleur. La suite n’a pas été de tout repos. J’avale péniblement un peu de chocolat, quelques fruits secs, amandes, noix… Et ce qu’il reste d’eau liquide dans ma thermos. Je ne ferai pas fondre de neige cette nuit. A flanc de montagne, le relief est tel que je ne dors pas vraiment à l’horizontale, et glisse vers la paroi de ma tente. Celle-ci se recouvre d’une couche de glace, qui me tombe sur la figure chaque fois qu’une rafale trop puissante la fait claquer. Un collier de glaçons se forme autour de mon visage, dans mon sac de couchage. Mais rien de tout cela n’est grave. Je vais bien et je suis heureux ici. Mes problèmes sont très simples: de ceux que j’ai choisis d’avoir. Autour de moi, il n’y a rien d’autre que les éléments naturels, et des animaux. Quel sentiment agréable.
Si j’ai quelques détails à corriger, je suis confiant pour la suite: bien que la nature ait choisi de me malmener quelque peu, j’ai toujours gardé mon sang froid et ai trouvé des solutions à chacun de mes problèmes en me servant de mes méninges, dans l’urgence. Je manipule une ancre à neige, et trouve un moyen de la ranger sans que le mousqueton puisse s’emmêler. Un problème de moins désormais.
Avant de m’endormir, j’envoie un message par satellite à mes proches: “Tout va bien, aucun problème“. Le vent hurle, la température est de -30°C. Je ferme les yeux.
Quelle narration hyper vivante !
Tout est prenant, tout est fort, un texte d’une force et qui impose une lecture passionnante !
Bravo pour ce savoir : faire vivre et partager ces moments super intenses et cet engouement fort lorsque la vraie difficulté est là !